Le validisme au détour de la pub
La publicité n’est pas faite pour informer, mais pour convaincre d’acheter. Pour avoir de l’impact, elle s’appuie sur des envies, des objets valorisés, ou des valeurs communes ou originales, tout ceci souvent d’ailleurs créé ou diffusé par elle-même. Elle reflète aussi des représentations qu’elle ne cesse de valoriser, celles sur lesquelles il convient de surfer pour avoir une quelconque efficacité. Pour cela, elle n’hésite pas à présenter une réalité, une vision de la réalité affirmée en fait, cette vision étant choisie en fonction du but à atteindre. J’ai vu récemment une petite séquence vidéo publicitaire pour des prothèses auditives pour de jeunes bébés. On y voit un bébé, de quelques mois, dans les bras de sa mère, et pleurant beaucoup, agité. Une main étrangère lui triture l’oreille, sans que l’on sache à première vue de quoi il s’agit ; la main s’écartant, on constate qu’une prothèse à été posée sur l’oreille du bébé. A peine quelques secondes plus tard, le bébé cesse de pleurer, manifeste comme une curiosité et une physionomie éveillée ; quelques secondes plus tard, le bébé se met à sourire. Tout un chacun est à même de faire l’inférence : la prothèse auditive éveille et rend heureux le bébé sourd.
On touche ici
les sommets d’une argumentation validiste, dans les supposés qu’induit la
petite vidéo : sans audition, un petit bébé d’humain est malheureux, une
fois la prothèse installée et l’audition rétablie, le bébé sourit et est heureux, il accède aux
caractéristiques d’un vrai bébé humain. En réalité, le film fonctionne sur une
série de mensonges, soit volontaires, soit parce que la vidéo induit un texte
caché sur une réalité choisie. Lorsque le bébé pleure, on ne peut conclure, en
regardant le narratif de la vidéo, qu’une seule réalité : il pleure parce
qu’il n’entend pas. Or un bébé qui est né sourd ne peut pas pleurer de ne pas
entendre s’il n’a jamais entendu, ne sachant pas ce que c’est d’entendre :
il ne peut pas se lamenter sur quelque chose qu’il ne connait pas, il ne peut
pas faire l’expérience d’un manque qu’il n’a pas éprouvé. C’est socialement,
dans des interactions de communication, qu’il va pouvoir découvrir qu’il n’a
pas de capacités auditives. Peut-on imaginer des bébés pleurant en raison de
leur incapacité à voler comme des oiseaux ?
Par ailleurs,
la vidéo laisse se développer l’hypothèse que ne pas entendre rend malheureux ;
que la surdité est la marque maudite d’une vie de moindre valeur, puisqu’elle
est synonyme d’incomplétude de l’être humain idéal normal, qu’il s’agit d’une
« vie minuscule » (C. Gardou). C’est une négation du principe de la
diversité de l’humanité que le monde contemporain partage aujourd’hui dans le
respect de l’égalité de valeur de tous les êtres humains : quelqu’un qui
n’entend pas n’est pas de moindre valeur que quelqu’un qui entend. Et le
miracle survient : dès l’audition retrouvée, le bébé est heureux. Cette
séquence est étonnante : si la prothèse est mise en place pour la première
fois, un bébé est incapable, sans « rééducation », de traiter cette
nouvelle perception en lui donnant du sens, et y réagir par un sourire. Il
m’est arrivé de voir l’inverse, des bébés littéralement effrayés par de telles
nouvelles perceptions. Le plus vraisemblable est que ce bébé ait déjà fait
l’expérience d’un prothèse. Mais ce qui est mis en avant ici, c’est le miracle
de la prothèse : le bébé sourit, donnant du sens au nouveau monde qu’il
perçoit. Il accède ainsi à la norme qui rend heureux, qui constitue le destin
humain d’un petit humain d’être heureux. Le bébé redevient « complet »,
il redevient humain pour tout dire.
Cette
publicité est exemplaire du modèle validiste à l’œuvre, dans les
représentations de ce que sont des situations de handicap, et dans
l’accompagnement de ces personnes. Ce que montre la vidéo, c’est en définitive
que la norme, ici entendante, est l’idéal à atteindre et atteignable par les
compensations appropriées. Hors de cette voie, la vie ne vaut pas d’être vécue,
c’est une vie malheureuse. Et les personnes sourdes qui feraient le choix de ne
pas utiliser de prothèses auditives seraient d’une certaine manière
disqualifiées dans les registres de l’humanité : que vaudrait une
spécificité sourde face au sourire d’un bébé qui ré-entend ?
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