HAPPYCRATIE - Comment l'industrie du bonheur a pris le contrôle de nos vies
de Edgar CABANES et Eva ILLOUZ, Premier parallèle, 2018.
Pourquoi parler ici d’un ouvrage qui n’a pas à voir avec les
problématiques habituelles de cette rubrique ? Parce que cet ouvrage parle
d’une problématique sociétale qui a bien évidemment des retombées dans le champ
du handicap, des « entreprises » concernées par le handicap, dans les
représentations relatives aux personnes en situation de handicap, etc. En
effet, cette référence de plus en plus soutenue au bonheur dans l’entreprise,
comme mode de vie et condition de fonctionnement, irrigue les organisations du
secteur social et médico-social. Cet ouvrage est à ce niveau une entreprise
salutaire pour prendre du recul, de la hauteur, devant une « évidence
idéologique ».
Quoi de plus évident en effet que le bonheur ? Tout le
monde veut être heureux ! Le bonheur se présente aujourd’hui comme but
ultime de la vie et comme condition permanente exigée et exigible, dans sa vie
personnelle comme dans sa vie professionnelle. On s’accoutume depuis quelques
années, ou même quelques décennies, sur cet objet qui est « désormais
envisagé comme un ensemble d’états psychologiques susceptibles d’être instaurés
et commandés par la volonté, le résultat de notre maitrise intérieure et de
notre « vrai moi », le seul but qui vaille la peine d’être
poursuivi ; le critère à l’aune duquel il nous faudrait désormais mesurer
la valeur de notre vie. Plus important, le bonheur apparait comme la
caractéristique de l’idée que nous nous faisons du bon citoyen. »
(p.10).
Là où cette valeur, cette idée, nous apparait comme une
évidence ou une vérité universelle, les auteurs nous démontrent brillamment que
tout au contraire il s’agit d’un modèle « politique » qui s’impose à
nous dans un cadre précis (le système économique néolibéral), à l’appui
d’idéologies qui se prétendent scientifiques (la psychologie positive) et qui
se conjuguent pour faire de l’individu heureux le modèle définitif de l’homme.
Il n’est pas étonnant que les caractéristiques attachées à l’individu heureux
(«le bonheur désigne moins une notion qu’un genre bien particulier de personne :
une personne individualiste, fidèle à elle-même, résiliente, faisant preuve
d’initiative, optimiste et douée d’une grande intelligence émotionnelle. »
(p.10) fassent le miel de toutes les approches managériales et de coaching. Ce
type de personne correspond à l’attendu du changement et de l’adaptation chez
les salariés, professionnels de terrain et managers, qui ont le devoir de
paraitre, à défaut d’être, heureux dans le fonctionnement de leur organisation
de travail.
Cette « science positive » instaure des vérités
qui s’imposent avec l’aval du fonctionnement politico-économique
contemporain : le succès ou l’échec, la santé ou la maladie, la richesse
ou la pauvreté, ne serait qu’une affaire psychologique individuelle : il
suffit de traverser la rue pour trouver du travail, de se nourrir correctement
pour être en bonne santé, de ne pas voir les choses négativement, bref de
vouloir pour pouvoir. Et ceci indépendamment des conditions structurelles dans
lesquelles une personne agit, vit, désire, travaille… Il n’y aurait,
socialement et sociétalement, que des individus dont seule la volonté de
bonheur peur leur permettre de parvenir au bonheur.
Le recours à la préoccupation du bonheur (et éventuellement
les engagements de formation le favorisant dans l’entreprise) a pour intention
et effet attendu de masquer les contraintes organisationnelles, politiques,
administratives, réglementaires qui pèsent de plus en plus sur les conditions
d’exercice et de travail des professionnels. La perte du sens issue de ces
évolutions déployant une pléthore de contraintes a gommé et fait disparaitre
les valeurs attachées au professionnalisme, aux compétences et à l’expérience
professionnelles. Dans cette béance éthique, le bonheur au travail prétend
remplacer toutes ces valeurs et redonner un sens individuel au travail des
professionnels. On voit ici comment la mièvrerie et le leurre d’une
philosophie, ou plutôt d’une idéologie du bonheur va à l’encontre de ce qui
serait exigible des professionnels sur le plan éthique et des organisations sur
le plan de la participation et de la démocratie. On peut voir aussi comment une
telle idéologie de management, définissant dans les organisations ces priorités
de bonheur concomitamment avec les priorités de réduction des ressources, met à
mal tant la qualité des services rendus que la qualité de vie des
professionnels ; la crise de l’hôpital public en est un bon exemple.
C’est ce que les auteurs désignent comme la propre de la
seconde révolution individualiste. Celle-ci «a en effet permis de présenter
sous l’angle de la psychologie et de la responsabilité individuelle les
déficits structurels, les contradictions et les paradoxes propres à ces
sociétés. Le travail, par exemple, est progressivement devenu une affaire de
projets personnels, de créativité et d’entrepreneuriat ; l’éducation, une
affaire de compétences individuelles et de talents personnels ; la santé,
une affaire d’habitudes de vie et de mode de vie, l’amour, d’affinités
interpersonnelles et de compatibilité, l’identité, de choix et de
personnalité ; le progrès social, de prospérité individuelle, et ainsi de
suite. » (p.77). Et poursuivent les auteurs, « il est
permis d’affirmer que cet individualisme égocentrique a affaibli le tissu
social, et, par conséquent, tout ce qui pouvait garantir qu’on prenait soin les
uns des autres. » (p.97). A ce titre, attendre de la référence à une
idéologie du bonheur dans le secteur social ou médico-social ne semble guère
favorable à des pratiques professionnelles adéquates.
Sous des dehors de promotion de l’individualité, de
l’autonomie, de l’expression personnelle, de liberté, de bonheur au travail,
cette approche prétend être au service de l’intérêt des salariés. Mais « il
se pourrait donc bien que l’autonomie et l’indépendance sur le lieu de travail,
telles qu’elles sont promues aujourd’hui, servent bien plus les intérêts de
l’entreprise que le bonheur de ses salariés, l’« environnement
positif » ne profitant qu’à ceux qui l’imposent. » (p.147). La
fatigue au travail, les burn-out, les bore-out, la souffrance au
travail, les maladies professionnelles sont là pour nous rappeler que
l’accompagnement des usagers dans le secteur est un travail qui ne peut pas se
réduire à la recherche individuelle de la quête du bonheur dans l’entreprise.
Extrait de la présentation : « Le
bonheur se construirait, s’enseignerait et s’apprendrait : telle est
l’idée à laquelle la psychologie positive prétend conférer une légitimité
scientifique. Il suffirait d’écouter les experts et d’appliquer leurs
techniques pour devenir heureux. L’industrie du bonheur, qui brasse des
milliards d’euros, affirme ainsi pouvoir façonner les individus en créatures
capables de faire obstruction aux sentiments négatifs, de tirer le meilleur
parti d’elles-mêmes en maîtrisant leurs désirs improductifs et leurs pensées
défaitistes. Mais n’aurions-nous pas affaire ici à une autre ruse destinée à
nous convaincre que la richesse et la pauvreté, le succès et l’échec, la santé
et la maladie sont de notre seule responsabilité ? Et si ladite science du
bonheur élargissait le champ de la consommation à notre intériorité, faisant
des émotions des marchandises comme les autres ? »
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