Enseignement spécialisé et hétérogénéité
J’ai toujours été frappé de la difficulté, voire de
l’incapacité, des enseignants spécialisés (je parle ici de enseignants
titulaires du CAPEJS, diplôme d’enseignement aux jeunes sourds ; nombre d’enseignants
spécialisés de l’Education nationale ne se reconnaitront pas, légitimement,
ici) à faire face à des groupes d’élèves hétérogènes quant au niveau de leurs
acquisitions scolaires ou de leurs processus d’apprentissage. Ces difficultés
conduisent même parfois à une véritable angoisse ou à de la souffrance
professionnelle.
Cela se manifeste par exemple par le refus d’accueillir dans son groupe classe plus de cinq ou six élèves dès lors qu’ils ont des niveaux de compétences différents (par exemple compétences évaluées du CE1 au CM1 pour des élèves sourds en difficultés d’apprentissage au collège) ; par la tentation de faire des groupes de niveaux dans une classe de cinq élèves, par la division en deux groupes distincts (avec un professeur pour chaque groupe) de ce même groupe d’élèves, ou encore par l’exigence d’avoir une classe ou un cours avec seulement 3 élèves.
En observant les pratiques en place dans les classes
spécialisées d’enfants sourds, on s’aperçoit de l’existence d’une forme de
paradigme de pédagogie spécialisée, d’un ADN en quelque sorte. L’enseignant
spécialisé formé dans la tradition de l’enseignement spécialisé pour les sourds
ne peut pas se départir des origines de l’enseignement spécialisé. Sans
remonter à l’Abbé de l’Epée, cet enseignement s’est en grande partie construit
sur l’enseignement de la parole orale, justifiant de petits groupes en raison
de l’intervention individuelle (sur l’individu) nécessaire à l’inculcation de
compétences d’articulation et d’oralisation par la répétition de la parole du
maître.
Sur ce modèle, on observe des enseignants spécialisés
intervenir de manière permanente, non plus toujours sur l’oral et la
prononciation (quoique !), mais sur le maintien de l’attention, sur le
questionnement d’apprentissage, sur l’évaluation immédiate de la compréhension
(de la consigne, de la notion). Il existe un habitus professionnel d’intervention permanente, ne laissant aucun
temps personnel aux élèves, quitte parfois d’ailleurs à faire à leur place.
L’apport pédagogique étant envisagé comme unilatéral et non comme construction
des apprentissages (« Le sourd, il faut tout lui apporter »), le
partage des interventions, quand il doit s’individualiser en dehors de la
perspective d’homogénéité (quand les difficultés de l’un sont plus importantes
par exemple), devient inenvisageable : une intervention plus ciblée sur
l’un serait considérée comme un appauvrissement des interventions dues aux
autres. Cette hyper individualisation n’a d’autre enjeu en définitive que
d’instaurer une uniformité ou une homogénéité d’acquisitions scolaires.
Ce fléchage vers l’homogénéité est à rebours de la tendance
aujourd’hui partagée vers la différenciation et l’individualisation, y compris
avec des effectifs parfois pléthoriques d’une classe ordinaire, et dans un
contexte de volonté de prise en compte des différences comme celles liées au
handicap. Là où le modèle pédagogique était l’uniformité de l’enseignement
(enseignement traditionnel dans une classe ordinaire) laissant de côté nombre
d’élèves, l’évolution va vers une prise en compte, non sans difficultés
concrètes, des situations individuelles d’apprentissage. Là où le modèle
d’intervention a été longtemps l’intervention individuelle (nécessaire à faire
oraliser), les professionnels peinent à évoluer vers un modèle collectif
donnant sa place à chacun dans une dynamique collective. Dans l’enseignement
spécialisé, le groupe n’est encore que la somme des individualités, et non une
dynamique ou un éco-système d’apprentissage.
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