L'inclusion, qu'est-ce que cela change ?
Dans les modalités de scolarisation des enfants en situation
de handicap, et en particulier celles des enfants sourds, le terme d’inclusion
a toujours été sujet à débats, voire à polémiques. Il y a des raisons à cela,
et en effet, pour discuter de l’inclusion, de ses bénéfices et des ses
inconvénients, de ses facilitateurs et de ses obstacles, il y a lieu de ne pas
la confondre avec deux situations avec laquelle elle est souvent confondue.
Il y a inclusion et inclusion
La première chose avec laquelle il ne faut pas confondre
l’inclusion, c’est avec le concept d’intégration.
L’inclusion n’est pas une
intégration améliorée, un supplément ou le prolongement de l’intégration.
L’intégration reste placée paradoxalement sous le signe de la séparation, de la
ségrégation, puisque n’étaient intégrés en définitive que ceux qui pouvaient
passer la frontière pour devenir semblables, les autres restant en dehors. La
séparation n’était pas remise en cause entre ceux qui pouvaient et ceux qui ne
pouvaient pas s’intégrer. Ceux qui le pouvaient étaient ceux qui étaient les
plus proches de la norme, les autres étant exclus de la norme. C’est ainsi que
l’intégration des jeunes sourds était sélective. Ne pouvaient s’intégrer que
ceux qui rejoignaient au plus près la norme : ceux en réussite scolaire,
ceux qui pouvaient oraliser, etc. Les autres demeuraient
« naturellement » dans les filières spécialisées. La notion
d’inclusion est en rupture avec cette idée de séparation et de frontière.
Il ne faut pas confondre non plus l’inclusion avec sa
définition physique ou arithmétique, qui consisterait en une espèce
d’aplatissement et d’uniformisation d’individus juxtaposés, formellement égaux
et auxquels on s’adresse sans différenciation. L’inclusion deviendrait ici un
espace physique dans lequel seraient présents, sans considération
d’individuation ou de socialisation, des individus interchangeables. Dans cette
inclusion mathématique qui se réduit à la présence physique dans une classe, on
voit bien l’incongruité qu’il y a à placer un enfant sourd, seul, dans un
milieu entendant, sans prendre en considération ses besoins particuliers. Il y
serait certes inclus physiquement et arithmétiquement, mais à coup sûr exclu
socialement. L’inclusion, ou plutôt l’éducation inclusive est à l’inverse de ce
type d’inclusion, en ce qu’elle tente de répondre aux besoins particuliers,
individuels et collectifs, et qu’elle évite d’assigner à tout individu une
place prédéterminée.
C’est pour cette raison que l’on peut légitimement préférer
la formule d’école inclusive ou d’éducation inclusive, ou encore d’école
incluante, plutôt que la formule sèche et ambigüe d’inclusion. Cette
perspective de l’inclusion n’est pas un état achevé, un dispositif fixe, mais
un horizon à atteindre, une utopie qu’il faut approcher. Mais c’est aussi
l’affirmation immédiate et présente qu’un enfant en situation de handicap, est
de droit dans le parcours de scolarisation de tous, mais en y mettant les
conditions (d’accessibilité, de compensation, de pédagogie spécialisée, de
socialisation, etc.) d’exercice de ce droit. C’est au nom de ce principe par
exemple que l’inclusion des jeunes sourds utilisateurs de la langue des signes
exige l’organisation de dispositifs collectifs.
Une fois ce cadre conceptuel posé, est-ce que l’inclusion,
ça en vaut la peine ? Est-ce que cela change quelque chose à la vie des
jeunes sourds, aux pratiques professionnelles, aux organisations des
accompagnements ? Si on ne confond pas la place des jeunes élèves sourds
dans l’école avec la place que leur accordait l’intégration ou que leur
accorderait la simple inclusion physique, tout peut changer. Cette approche de
l’inclusion est en effet en rupture avec des modèles de pensée et d’action qui
ont eu cours jusqu’à présent, et qui sont encore très ancrés dans les
représentations et les pratiques.
La place des jeunes sourds
La première évolution significative concerne la place des
jeunes sourds dans l’école, et par conséquent dans la société. Désormais, ils
ont droit d’être, de vivre, d’apprendre, ensemble, et avec tous. Ils vivent,
apprennent, expérimentent les mêmes usages, les mêmes règles, les mêmes
habitudes de vie, là où auparavant ils apprenaient les choses de manière
séparée. C’est vrai également de la norme des acquisitions de connaissances et
des compétences scolaires, où longtemps les normes étaient spécifiques (et
souvent marquées par un écart et une infériorité).
Mais vivre avec tous exige aussi pour un jeune sourd
utilisateur de la langue des signes de vivre avec d’autres sourds, c’est même
un besoin psychiquement vital pour la socialisation, la construction de
l’identité etc. Un jeune sourd présent, seul, dans son établissement scolaire,
ne partageant facilement aucune langue avec ses camarades, ne partageant donc
aucune véritable relation sociale autre que celle de la survie, celui-là n’est
pas inclus, il vit dans un monde d’exclusion.
La présence collective d’élèves sourds dans l’école pour
tous produit un « apprivoisement » de la surdité par la société.
Lorsque les personnes sourdes sont écartées de la société, en particulier en
étant dans des écoles spéciales séparées, elles ne peuvent apparaitre qu’étrangères,
étranges. Aves des dispositifs d’inclusion, la surdité, et ses caractéristiques
de langue et de culture deviennent familières aux élèves. Dans un établissement
scolaire où est présent un groupe assez important de jeunes sourds, les
situations de différence deviennent normales.
Les pratiques professionnelles
Le deuxième champ d’évolution concerne les pratiques
professionnelles, en particulier celles relatives à l’enseignement. L’inclusion
redéfinit l’enseignement en général, l’enseignement spécialisé en particulier
et les rapports entre les deux.
De tradition, l’enseignement aux sourds était spécialisé.
Dès l’origine, et parce qu’il était « impensable
anthropologiquement » que ce fût autrement, l’enseignement s’est institué,
avec l’Abbé de l’Epée, comme spécial, c’est-à-dire différent de l’enseignement
dispensé aux autres enfants et jeunes : des lieux spéciaux, des
enseignants spéciaux, des méthodes spéciales, des parcours spéciaux. Ce
caractère spécial s’est développé pendant deux siècles et demi en raison de
l’absence de préoccupation de l’enseignement ordinaire de fournir des réponses
aux élèves sourds.
Aujourd’hui, et c’était déjà un peu le cas avec les
politiques d’intégration, on change de modèle, et l’enseignement ordinaire se
préoccupe de l’enseignement aux sourds. Des pratiques nouvelles se sont
inscrites dans le paysage : l’intégration individuelle et collective de
malentendants et de quelques sourds, l’externalisation des dispositifs
spécialisés, le co-enseignement, l’accessibilité avec des interprètes ou des
interfaces en langue des signes, ou des codeurs en langue française parlée
codée.
Ces changements, liés aussi à des changements et des
évolutions sociétaux plus fondamentaux, ont modifié les représentations de la
scolarisation des jeunes sourds, et plus généralement celle des élèves en
situation de handicap. Ce qui avait été toujours considéré comme spécialisé, ce
qui avait constitué le champ réservé des spécialistes, est passé pour partie
dans le champ de l’enseignement dit ordinaire. On l’observe en particulier
lorsque l’accès aux compétences et aux connaissances scolaires peut se réaliser
« normalement » en langue des signes, qu’il s’agisse d’un cours en
langue des signes ou d’un cours traduit par un interprète : la pédagogie
spécialisée s’efface. Cela signifie que l’enseignement ordinaire prend en
charge, pour partie du moins et sous conditions d’accessibilité ou de
compensation, ce qui auparavant était de l’apanage du spécialisé, avec toute la
distance que cela instaurait avec la norme. Les enseignants ordinaires
deviennent, sous conditions, compétents pour les jeunes élèves handicapés, dont
les jeunes sourds.
Pour les enseignants spécialisés, cela change beaucoup de
choses. S’ils ne sont plus les maitres d’œuvre de toute la pédagogie pour les
élèves sourds, il leur appartient de définir et d’identifier ce qui reste
aujourd’hui encore le noyau dur d’un enseignement spécialisé, ce qui pas
réductible aux méthodes valant pour l’ensemble des élèves. Je pense par exemple
à l’apprentissage de la langue française écrite pour des élèves qui ne
maitrisent pas la langue française orale, mais maitrisent la langue des signes
française. Cette question mérite à elle seule un investissement important de
recherche pédagogique, en l’occurrence spécialisée.
Par ailleurs, ces enseignants spécialisés se sont certes
spécialisés pour des élèves sourds. Mais ce faisant, ils ont aussi acquis des
compétences pour répondre aux problématiques de nombreux enfants, entendants
ceux-là, qui rencontrent des difficultés d’apprentissage à l’école, sans que
pour autant ils aient le statut d’élèves handicapés. Cette expertise mériterait
d’être disséminée au sein du système d’éducation pour tous, dont pourraient
ainsi bénéficier bien des élèves, en difficultés ou non, sourds ou non. Une
école inclusive a tout intérêt à se nourrir de telles expertises, au bénéfice
de tous.
Conclusion
La perspective inclusive change bien des choses, dans les
pratiques comme dans les représentations. Mais il faut avoir conscience que les
choses ne peuvent aller que lentement. L’inclusion c’est au quotidien faire
reconnaitre que la place d’un jeune élève sourd, ou plutôt d’un groupe d’élèves
sourds, est d’être dans l’école, qu’ils peuvent apprendre en même temps que
tous, que les élèves handicapés et les élèves sourds sont faits pour des
maitres « ordinaires », sous réserves toutefois de donner à ces
élèves les conditions sociales et pédagogiques d’apprendre.
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