L’auto assignation à l’incapacité
Lola est une jeune fille sourde de 16 ans scolarisée dans
une classe « spécialisée » pour jeunes sourds, externalisée dans un
collège. Elle a la grande majorité de ses cours dans cette classe (programme de
SEGPA) et elle participe à des cours d’EPS et d’arts plastiques en classe de 3ième
du collège. Elle a d’autres camarades sourds scolarisés, eux, totalement dans
une autre classe de 3ième, avec accessibilité en langue des signes.
Alors que ses camarades de la classe spécialisée étaient en
stage en entreprise, Lola s’est retrouvée sans stage. Plutôt que de se
retrouver
en permanence ou avec des élèves sourds plus jeunes, il lui a été proposé de participer aux cours de l’autre classe de 3ième. La jeune fille a choisi de ne pas aller avec les élèves de l’autre classe de 3ième, en expliquant que cela allait être compliqué pour elle de suivre les cours, ce qui correspondait à l’analyse que faisaient certains des professionnels de l’équipe spécialisée.
en permanence ou avec des élèves sourds plus jeunes, il lui a été proposé de participer aux cours de l’autre classe de 3ième. La jeune fille a choisi de ne pas aller avec les élèves de l’autre classe de 3ième, en expliquant que cela allait être compliqué pour elle de suivre les cours, ce qui correspondait à l’analyse que faisaient certains des professionnels de l’équipe spécialisée.
Pour quelles raisons s’est-elle assignée à cette
incapacité ? Affirmer la difficulté de la proposition n’est pas
suffisant : d’autres élèves en difficultés auraient pu tenter le
challenge, « pour voir », ou pour être avec les camarades. Non, ici,
elle s’est attribué une incapacité, une infériorité par rapport à ses
camarades. On ne s’invente pas de telles caractéristiques ex nihilo.
On peut faire l’hypothèse que c’est sa situation de
scolarisation, c’est-à-dire la ségrégation scolaire dans laquelle elle s’est
trouvée (un dispositif adapté et spécialisé pour jeunes sourds, sans référence,
mais avec la conscience que les compétences sont en deçà de celles des
camarades de 3ième) qui a produit une représentation interne
d’incapacité. Le type de dispositif de scolarisation dans lequel elle s’est
trouvée séparée des autres jeunes (du collège, et même de la SEGPA, d’autres
jeunes sourds) l’a assignée à se représenter à part des autres, inférieure à
eux, que ce serait compliqué pour elle. Et elle a intériorisé cette infériorité
et s’est donc interdit de penser qu’elle était capable d’aller avec les autres,
même si c’était difficile pour elle. Elle s’est attribuée une incompétence.
C’est la même situation d’intériorisation d’incapacité, de
difficulté ou d’échec (« je suis bête !) qu’on trouve dans les
filières de relégation ou de ségrégation que sont les SEGPA, ou certaines
formations de lycée professionnel (ce que Pierre Bourdieu nomme l’exclusion de
l’intérieur). C’est aussi la même ségrégation qu’on trouve, sur une échelle
moindre peut-être, dans les hiérarchies « naturelles » qu’on voit
s’établir entre les classes dans les collèges (les bonnes classes bi-langues et
les autres que pudiquement on n’ose pas nommer mauvaises) ou entre les séries
en lycée général et technologique.
Ce n’est pas Lola qui a des incapacités qui l’excluraient de
la classe « normale » : nonobstant ses difficultés, elle ne
devrait pas s’auto-assigner des incapacités au point de s’exclure. C’est le
dispositif de ségrégation et d’exclusion dans lequel elle se trouve qui justifie
à ses yeux la place qu’elle occupe et la situation d’incapacité qu’elle
s’attribue.
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