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Président du Réseau Français sur le Processus de Production du Handicap (RFPPH) Formateur accrédité sur le modèle de développement humain-processus de production du handicap (MDH-PPH), et dans les domaine des droits et des politiques inclusives / administrateur organismes de formation et secteur médico-social / ancien cadre dans le secteur médico-social et formateur

lundi 24 avril 2023

Lecture : L'insoutenable subordination des salariés de D. Linhart

L'insoutenable subordination des salariés

de Danièle LINHART (érès, 2022)

A l’heure où le secteur médico-social s’est converti au management sur le modèle des priorités organisationnelles et éthiques inspirées de l’économie de marché, et de plus en plus appliqué dans le secteur public, il importe de s’interroger sur le fondement même et les différentes configurations de ce(tte) mode de fonctionnement. L’ouvrage de la sociologue Danièle Linhart ne décrit pas spécifiquement le secteur médico-social, mais on y retrouve à sa lecture nombre des fonctionnements managériaux qu’elle décrit, leurs conseils et orientations, leur discours, la vacuité et l’hypocrisie de leur langage. 
Ces fonctionnements managériaux existent bel et bien dans le secteur médico-social, parés de modernité et d’envies imitatrices du secteur privé, de la même manière qu’ils ont été mis en place dans le milieu hospitalier et de la santé, avec les résultats que l’on a connu pendant les périodes de crise.

Il y a toujours un premier réflexe, défensif, pour dire : « oui, mais ce qui est décrit là, cela concerne le secteur privé, marchand, de production… Quand il s’agit de l’humain, c’est autre chose ! ». Au relevé de ce que la sociologue observe dans les évolutions et changements du management, et derrière la duplicité du discours managérial, on observe précisément que les mêmes relations, les mêmes comportements, les mêmes attitudes existent dans le secteur médico-social, avec les mêmes effets attendus ou paradoxaux, qu’il s’agisse de management tayloriste, humaniste, bienveillant ou libéré.

L’auteure fait remonter les modalités nouvelles du management actuel, avec ses nouvelles versions « d’entreprises libérées », en réalité au taylorisme, à un taylorisme rénové : « On ne peut mieux résumer les modalités de la modernisation managériale. Taylorisme revisité par une prise en charge humaniste ». (p.85) Le taylorisme rappelle-t-elle se caractérise par « une organisation du travail pensée unilatéralement par les ingénieurs » (p.39) qui « a formellement dépossédés [les travailleurs] de toute marge de manœuvre, de toute possibilité de mobiliser leurs connaissances et leur expérience pour réaliser leur travail. Ils sont entravés, niés dans leur professionnalité comme dans leur subjectivité. » (p.45). Le nouveau management, qui se prétend en rupture, à contre-courant de cette première version de l’organisation du travail, reproduit toutefois les mêmes principes. Les recommandations de bonnes pratiques professionnelles, que l’on retrouve sur des milliers de pages dans le secteur social et médico-social, constituent, sur ce plan, une illustration de la dépossession des professionnels de leurs compétences professionnelles, de métier. L’inventivité, la créativité, individuelles et collectives, n’ont lieu d’être que dans l’application des bonnes pratiques, et encore ! Le descriptif qui suit ne dénote pas par rapport au fonctionnement organisationnel et managérial du secteur : « Les prescriptions restent extrêmement détaillées, qu’elles prennent la forme d méthodologies, de procédures, process, protocoles, « bonnes pratiques benchmarkées », etc. .. Assorties de reportings où chacun doit rendre compte en permanence de l’avancement de son travail et de sa conformité aux prescriptions, elles entravent les salariés et les enferment dans des conditions professionnelles prépensées. L’autonomie, dont ils sont censés disposer, se réduit à rendre opérationnelles, intelligentes, efficaces, ces méthodes conçues en dehors d’eux et en fonction des critères de rentabilité décidées unilatéralement pas le management. » (p.87)

Dans les modèles du management humaniste ou bienveillant, comme dans celui des entreprises libérées, le discours est celui de l’autonomie et de la liberté des salariés, celui de leur responsabilité et de l’horizontalité, celui du bien-être, de l’épanouissement, voire du bonheur dans le travail. La réalité, ce que montrent l’auteur et de nombreuses recherches, c’est une plus grande subordination et « aliénation » des professionnels, qui se mobilisent dans leur travail, non pas à leur profit (trouver du sens, intérêt, véritable autonomie) mais au profit de ceux qui déterminent l’essentiel (objectifs, stratégie, sens, finalités, organisation de fond). Là encore, les bonnes pratiques en sont une illustration : elles sont pensées par des experts d’agences spécialisées (l’équivalent des « ingénieurs » tayloriens), sur des critères « idéologiques » d’une approche économique déterminée (pour résumer : le néolibéralisme) qui se préoccupe de l’action essentiellement en termes de coûts. Les professionnels, à tout le moins nombre d’entre eux, en ont perdu le sens de leur travail d’accompagnement, phagocyté par les préoccupations gestionnaires de performance, de procédures, de process, de reportings, de qualité et de normes. Il existe bien « une contradiction essentielle entre cet état de subordination des salariés (concrétisée par l’organisation prescrite de leur travail) et leur responsabilisation via des objectifs à atteindre ». (p.105).

Le management d’aujourd’hui n’est certes plus taylorien. Il s’est transformé, parfois dans une critique radicale des anciennes modalités de management, en management humaniste, bienveillant, du bonheur au travail ou en entreprise libérée. Pour être encore plus efficace dans ce pour quoi il est fait et il existe : faire fonctionner l’économie et le politique au profit de quelques-uns, ceux qui ont le pouvoir. Dans le secteur médico-social ce n’est certes pas, pas encore, le profit financier qui est visé (sauf quand même dans le secteur lucratif des EHPAD). Le profit prend la figure et les apparences d’une Valeur politico-économique (ou idéologique) qui transforme les organisations du secteur en machines à réduire les coûts, à faire de la performance de qualité (quelle qualité ? celle définie par les experts promoteurs de cette approche), contrôler (à travers tous les reportings et les écrits obligatoires). Tout cela « pour le bien » de l’usager, comme si le bien de l’usager ne pouvait trouver à se satisfaire qu’en conformité avec le dogme politico-économique qui se met ainsi en place. Sur ce plan, le management, sous ses différentes formes, actualisées et nouvelles il va sans dire, apparait comme la solution miracle aux contraintes et nécessités d’évolution des organisations, à la démocratisation de la société et à la réhabilitation de l’engagement dans l’entreprise, dont l’effet indiscutable et avéré serait un meilleur service de l’usager.

La rénovation de l’offre de services, qui fait l’objet de nombreux colloques, articles, séminaires, préconisations, évaluations, partagés essentiellement par des responsables et cadres, et à laquelle sont censés adhérer de manière motivée les professionnels de terrain, participe de la même dichotomie entre le « pouvoir » et la subordination. La rénovation a été pensée, conçue, finalisée en dehors des professionnels (ils ont certes été concertés sur quelques éléments de SERAFIN-PH par exemple, mais pas sur la « philosophie » de l’économie de la gestion de l’accompagnement des personnes en situation de handicap), les professionnels étant présumés résistants aux évolutions, et la réduction des coûts étant une évidence politique de bon sens !. La philosophie de l’organisation (le sens) reste l’apanage de ceux qui savent, de ceux qui ont le pouvoir. On ne peut s’étonner dans ces conditions que des professionnels soient en souffrance, dépossédés de leurs valeurs (l’insoutenable subordination), qu’ils démissionnent, qu’ils candidatent peu à de telles professions et conditions de travail. Pas seulement, comme on l’affirme exclusivement pour des raisons de rémunérations basses, mais aussi en raison de cette perte de sens de la professionnalité. Les responsables voudraient réhabiliter l’attractivité du secteur en majorant les rémunérations ; ils oublient volontiers cet autre facteur qu’est leur propre fonctionnement managérial qui met les professionnels dans des situations de subordination et d’aliénation.

Les dérives constatées par D. Linhart dans le secteur privé de la production sont en train de se diffuser dans le secteur médico-social. « Les dirigeants nous ont promis un management par la bienveillance, le bonheur, l’éthique, l’autonomie et la liberté au travail, et ils ont endormi notre conscience collective par une politique de personnalisation de la relation de chacun à son travail et la mise en concurrence de tous avec les autres. Ils font preuve d’une grande capacité à métamorphoser les apparences pour conserver les mêmes logiques fondamentales qui réduisent les enjeux humains, sociétaux et écologiques à la seule rationalité économique, et ne permettent pas de préserver l’avenir. » (p.19)

Extraits de la présentation

Les salariés sont pris dans un dilemme qui les met en grande vulnérabilité. Au-delà du besoin financier qui les tient, et malgré les contraintes permanentes qu’impose la subordination inscrite dans leur statut, ils ont pour leur travail de réelles aspirations en termes de sens, d’utilité sociale, d’identité professionnelle et citoyenne.

Cette situation permet aux directions d’entreprise d’asseoir et de pérenniser leur emprise sur leurs salariés, de façon de plus en plus savante et sophistiquée. En stimulant et exacerbant les désirs qui sous-tendent leur rapport au travail, elle parviennent à imposer de nouvelles méthodes d’organisation et d’implication des salariés, toujours plus déstabilisantes et délétères.

Danièle Linhart décrypte la capacité patronale à faire renaître, sans cesse, sa domination, afin de préserver, voire sublimer, un lien de subordination qui devient de plus en plus personnalisé et intrusif, et qui compromet toute capacité collective des salariés à s’emparer des véritables enjeux du travail. Des DRH « bienveillantes » et préoccupées du « bonheur » de leurs salariés aux « entreprises libérées » par leur leader, en passant par l’esprit start-up et l’offre éthique, l’auteure analyse tous ces faux-semblants des innovations managériales qui paralysent l’intelligence collective

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