L'insoutenable subordination des salariés
de Danièle LINHART (érès, 2022)
Il y a toujours un premier réflexe, défensif, pour dire :
« oui, mais ce qui est décrit là, cela concerne le secteur privé,
marchand, de production… Quand il s’agit de l’humain, c’est autre
chose ! ». Au relevé de ce que la sociologue observe dans les
évolutions et changements du management, et derrière la duplicité du discours
managérial, on observe précisément que les mêmes relations, les mêmes
comportements, les mêmes attitudes existent dans le secteur médico-social, avec
les mêmes effets attendus ou paradoxaux, qu’il s’agisse de management tayloriste,
humaniste, bienveillant ou libéré.
L’auteure fait remonter les modalités nouvelles du
management actuel, avec ses nouvelles versions « d’entreprises
libérées », en réalité au taylorisme, à un taylorisme rénové :
« On ne peut mieux résumer les modalités de la modernisation
managériale. Taylorisme revisité par une prise en charge humaniste ». (p.85)
Le taylorisme rappelle-t-elle se caractérise par « une organisation du
travail pensée unilatéralement par les ingénieurs » (p.39) qui « a
formellement dépossédés [les travailleurs] de toute marge de manœuvre, de toute
possibilité de mobiliser leurs connaissances et leur expérience pour réaliser
leur travail. Ils sont entravés, niés dans leur professionnalité comme dans
leur subjectivité. » (p.45). Le nouveau management, qui se prétend en
rupture, à contre-courant de cette première version de l’organisation du
travail, reproduit toutefois les mêmes principes. Les recommandations de bonnes
pratiques professionnelles, que l’on retrouve sur des milliers de pages dans le
secteur social et médico-social, constituent, sur ce plan, une illustration de
la dépossession des professionnels de leurs compétences professionnelles, de
métier. L’inventivité, la créativité, individuelles et collectives, n’ont lieu
d’être que dans l’application des bonnes pratiques, et encore ! Le
descriptif qui suit ne dénote pas par rapport au fonctionnement organisationnel
et managérial du secteur : « Les prescriptions restent extrêmement
détaillées, qu’elles prennent la forme d méthodologies, de procédures, process,
protocoles, « bonnes pratiques benchmarkées », etc. .. Assorties de
reportings où chacun doit rendre compte en permanence de l’avancement de son
travail et de sa conformité aux prescriptions, elles entravent les salariés et
les enferment dans des conditions professionnelles prépensées. L’autonomie,
dont ils sont censés disposer, se réduit à rendre opérationnelles,
intelligentes, efficaces, ces méthodes conçues en dehors d’eux et en fonction
des critères de rentabilité décidées unilatéralement pas le management. »
(p.87)
Dans les modèles du management humaniste ou bienveillant,
comme dans celui des entreprises libérées, le discours est celui de l’autonomie
et de la liberté des salariés, celui de leur responsabilité et de
l’horizontalité, celui du bien-être, de l’épanouissement, voire du bonheur dans
le travail. La réalité, ce que montrent l’auteur et de nombreuses recherches,
c’est une plus grande subordination et « aliénation » des
professionnels, qui se mobilisent dans leur travail, non pas à leur profit
(trouver du sens, intérêt, véritable autonomie) mais au profit de ceux qui
déterminent l’essentiel (objectifs, stratégie, sens, finalités, organisation de
fond). Là encore, les bonnes pratiques en sont une illustration : elles
sont pensées par des experts d’agences spécialisées (l’équivalent des
« ingénieurs » tayloriens), sur des critères
« idéologiques » d’une approche économique déterminée (pour
résumer : le néolibéralisme) qui se préoccupe de l’action essentiellement
en termes de coûts. Les professionnels, à tout le moins nombre d’entre eux, en
ont perdu le sens de leur travail d’accompagnement, phagocyté par les
préoccupations gestionnaires de performance, de procédures, de process, de reportings,
de qualité et de normes. Il existe bien « une contradiction essentielle
entre cet état de subordination des salariés (concrétisée par l’organisation
prescrite de leur travail) et leur responsabilisation via des objectifs à
atteindre ». (p.105).
Le management d’aujourd’hui n’est certes plus taylorien. Il
s’est transformé, parfois dans une critique radicale des anciennes modalités de
management, en management humaniste, bienveillant, du bonheur au travail ou en
entreprise libérée. Pour être encore plus efficace dans ce pour quoi il est
fait et il existe : faire fonctionner l’économie et le politique au profit
de quelques-uns, ceux qui ont le pouvoir. Dans le secteur médico-social ce
n’est certes pas, pas encore, le profit financier qui est visé (sauf quand même
dans le secteur lucratif des EHPAD). Le profit prend la figure et les
apparences d’une Valeur politico-économique (ou idéologique) qui transforme les
organisations du secteur en machines à réduire les coûts, à faire de la
performance de qualité (quelle qualité ? celle définie par les experts promoteurs
de cette approche), contrôler (à travers tous les reportings et les
écrits obligatoires). Tout cela « pour le bien » de l’usager, comme
si le bien de l’usager ne pouvait trouver à se satisfaire qu’en conformité avec
le dogme politico-économique qui se met ainsi en place. Sur ce plan, le
management, sous ses différentes formes, actualisées et nouvelles il va sans
dire, apparait comme la solution miracle aux contraintes et nécessités
d’évolution des organisations, à la démocratisation de la société et à la
réhabilitation de l’engagement dans l’entreprise, dont l’effet indiscutable et
avéré serait un meilleur service de l’usager.
La rénovation de l’offre de services, qui fait l’objet de
nombreux colloques, articles, séminaires, préconisations, évaluations, partagés
essentiellement par des responsables et cadres, et à laquelle sont censés
adhérer de manière motivée les professionnels de terrain, participe de la même
dichotomie entre le « pouvoir » et la subordination. La rénovation a
été pensée, conçue, finalisée en dehors des professionnels (ils ont certes été
concertés sur quelques éléments de SERAFIN-PH par exemple, mais pas sur la « philosophie »
de l’économie de la gestion de l’accompagnement des personnes en situation de
handicap), les professionnels étant présumés résistants aux évolutions, et la
réduction des coûts étant une évidence politique de bon sens !. La
philosophie de l’organisation (le sens) reste l’apanage de ceux qui savent, de
ceux qui ont le pouvoir. On ne peut s’étonner dans ces conditions que des
professionnels soient en souffrance, dépossédés de leurs valeurs
(l’insoutenable subordination), qu’ils démissionnent, qu’ils candidatent peu à
de telles professions et conditions de travail. Pas seulement, comme on
l’affirme exclusivement pour des raisons de rémunérations basses, mais aussi en
raison de cette perte de sens de la professionnalité. Les responsables
voudraient réhabiliter l’attractivité du secteur en majorant les
rémunérations ; ils oublient volontiers cet autre facteur qu’est leur
propre fonctionnement managérial qui met les professionnels dans des situations
de subordination et d’aliénation.
Les dérives constatées par D. Linhart dans le secteur privé de la production sont en train de se diffuser dans le secteur médico-social. « Les dirigeants nous ont promis un management par la bienveillance, le bonheur, l’éthique, l’autonomie et la liberté au travail, et ils ont endormi notre conscience collective par une politique de personnalisation de la relation de chacun à son travail et la mise en concurrence de tous avec les autres. Ils font preuve d’une grande capacité à métamorphoser les apparences pour conserver les mêmes logiques fondamentales qui réduisent les enjeux humains, sociétaux et écologiques à la seule rationalité économique, et ne permettent pas de préserver l’avenir. » (p.19)
Extraits de la présentation
Les salariés sont pris dans un dilemme qui les met en
grande vulnérabilité. Au-delà du besoin financier qui les tient, et malgré les
contraintes permanentes qu’impose la subordination inscrite dans leur statut,
ils ont pour leur travail de réelles aspirations en termes de sens, d’utilité
sociale, d’identité professionnelle et citoyenne.
Cette situation permet aux directions d’entreprise
d’asseoir et de pérenniser leur emprise sur leurs salariés, de façon de plus en
plus savante et sophistiquée. En stimulant et exacerbant les désirs qui
sous-tendent leur rapport au travail, elle parviennent à imposer de nouvelles
méthodes d’organisation et d’implication des salariés, toujours plus
déstabilisantes et délétères.
Danièle Linhart décrypte la capacité patronale à faire
renaître, sans cesse, sa domination, afin de préserver, voire sublimer, un lien
de subordination qui devient de plus en plus personnalisé et intrusif, et qui
compromet toute capacité collective des salariés à s’emparer des véritables
enjeux du travail. Des DRH « bienveillantes » et préoccupées du
« bonheur » de leurs salariés aux « entreprises libérées »
par leur leader, en passant par l’esprit start-up et l’offre éthique, l’auteure
analyse tous ces faux-semblants des innovations managériales qui paralysent
l’intelligence collective
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