Des "compensations inopportunes"
Le philosophe Bertrand Quentin caractérise une des attitudes
envers les personnes handicapées comme « une compensation
inopportune ». « Les
professionnels qui travaillent dans le monde du handicap, les familles
elles-mêmes, peuvent en venir à une forme de compassion qui les amène à vouloir
retirer à la personne en situation de handicap un souci, un fardeau, une
épreuve de la vie de tous les jours. Le raisonnement étant : « c’est
déjà difficile d’être handicapé, alors on ne va pas lui ajouter ce poids
supplémentaire. » (B. Quentin, Anthropologie philosophique et
vulnérabilité, in Penser l’Humain vulnérable, dir D Jousset et al., PUR,
2017 ; voir aussi du même auteur : La philosophie face au handicap,
érès, 2013).
C’est, au quotidien, une attitude extrêmement fréquente dans
les établissements et services qui accueillent ou accompagnent les jeunes ou
les adultes en situation de handicap. Il y a comme une volonté implicite et
inconsciente, ancrée culturellement, d’épargner aux personnes certaines
situations, identifiées et déterminées par les professionnels selon certains a priori, d’éviter qu’elles ne se
confrontent au monde, par nature hostile à des personnes vulnérables.
Dans cet évitement d’une réalité synonyme d’épreuve dans les
représentions de l’entourage, il s’agit, « pour leur bien », pour
leur protection, de ne pas leur faire prendre des risques physiques,
psychologiques, affectifs, émotionnels. La personne handicapée ne sera pas assez
autonome pour prendre les transports en commun ; celui-ci risque de
souffrir du regard des autres dans une activité de loisirs ou sur la
cour ; celui-là ne pourra pas supporter de travailler dans un atelier hors
de l’établissement spécialisé ; cet autre encore risque d’avoir des crises
d’angoisse dans telle situation ; celui-ci enfin risque de déranger en
public.
Dans la problématique de la scolarisation, on trouve le même
modèle de fonctionnement, qui justifie l’extraction des élèves handicapés de l’école
ordinaire, en raison de craintes de professionnels, parfois justifiées comme des
prédictions auto-réalisatrices, qui justifie parallèlement aussi d’une
ségrégation, d’un enfermement dans l’environnement protecteur des organisations
spécialisées. L’école ordinaire est censée être difficile, excluante,
intolérante, etc. (ce qu’elle est parfois !) et porte donc le risque
d’être une épreuve pour l’élève en situation de handicap (souffrance, écart de
niveau de compétences, regard des autres, etc.), épreuve à laquelle les
professionnels ou les parents vont tenter de soustraire le jeune.
Il y a dans cette attitude de « compensation
inopportune », indique le philosophe, comme un déni de ce qui fonde
l’humanité, si l’on juge que l’humain, par nature, rencontre des épreuves,
certaines difficiles, et que c’est ce qui fonde son humanité de sujet
vulnérable, au milieu d’autres sujets dans le vivre ensemble.
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