Besoins : éviter les pièges
La notion de
besoin, centrale aujourd’hui, articulée à celle de prestations, a pour finalité
de pouvoir répondre, presque de manière algorithmique, par une correspondance
quasi univoque, aux situations vécues par les personnes handicapées et de
favoriser leur participation sociale. A tel besoin, correspond telle
prestation, quel que soit l’être humain concerné, et telle prestation existante
répond à tel besoin. Si un tel algorithme facilite la gestion, le contrôle et
l’efficience de l’impact d’une action d’accompagnement, il fait l’impasse sur
ce qui fait la complexité et la globalité de la relation humaine telle qu’elle
existe dans le domaine du care ou de l’accompagnement (et aussi de
manière générale dans toute relation humaine). En réalité une telle mise en
correspondance, un tel algorithme, considère l’être humain, dans sa vie
sociale, comme un client d’un marché de prestations : le client a des
besoins que le marché des prestations va satisfaire.
L’usager devient
client. C’est un progrès que de se baser sur une relation client, argumenteront
certains : considérer l’usager ou la personne accompagnée comme un client
oblige à le·a mettre au centre des préoccupations, à le·a respecter. Rien n’est
moins sûr. Dans le monde du marché, la place du client est diversement
appréciée de « le client est roi », à « le client, ce
gogo ». La liberté du marché, censée réguler la vie des gens en
développant leur liberté et leur initiative, n’a jamais permis de résoudre les
situations d’inégalité, d’injustice, de domination, d’exclusion, de vulnérabilité,
ou de hiérarchisation des vies. Bien au contraire. Le marché, dont la forme
lucrative constitue l’essence, montre bien comment des situations peuvent être
dégradées dans ce cadre : des enquêtes journalistiques en ont montré des
excès dans les EHPAD ou les crèches.
Le traitement des
politiques sociales en termes de besoins et prestations participe pourtant à la
clientélisation et à la marchandisation des rapports humains. La réduction de
la relation humaine à un rapport de clientélisation ignore les valeurs de bien
commun, de droits hors marché (pour ne laisser que les droits de consommer,
dans un rapport souvent inégalitaire). La relation client individualise les
réponses aux besoins, déterminés individuellement, comme dotation d’un bien ou
d’un service, mais sans remettre en question la structure (sociale, économique,
politique, culturelle…) qui produit « l’écart » entre ce que
vivent les personnes concernées et ce que vivent les autres personnes, valides.
Répondre, avec de tels algorithmes, aux besoins individuels de la personne,
c’est se défausser, pour les différents acteurs (personnes concernée,
accompagnants, organisations), de questionner et de changer l’existant social
et sociétal.
Nommer « besoins »
ce sur quoi il y a lieu d’agir, en les attachant à la personne et en les
individualisant (sous l’argument, incontestable, de mettre l’usager au centre
des processus), et avec l’objectif de réduire l’écart constitué par les besoins
par rapport à une norme, revient à oblitérer ce qui est de l’ordre de la cause (du
facteur) des situations de handicap, à savoir le fonctionnement même d’une
société validiste. Quand l’accompagnement individuel a pour objectif de combler
les besoins en rapprochant les situations considérées d’une norme a priori,
celle-ci ne peut être remise en cause. Une personne handicapée restera toujours
une « personne valide ratée », et l’on recommencera indéfiniment à
colmater les écarts individuels qui continueront à se reproduire sans
changement social, sans adaptation à la diversité des personnes.
Nommer des
besoins, c’est faire porter la situation de handicap sur la personne. L’écart
observable gagnerait à être nommé « non accès aux droits », ce qui
transfère la problématique sur l’interaction entre la personne et son
environnement. Le besoin en santé s’achète par une prestation ; le droit à
l’accès aux soins s’impose, quitte à modifier le fonctionnement du système de
soins. Il s’agit ici non d’une « démocratie » de besoins, mais d’une
démocratie de droits.