Handicap à vendre
de Thibault PETIT, Les Arènes, 2022
Il faudrait (il faut !) diffuser et lire ce livre ! Non seulement dans les ESAT (Etablissements et services d’aide par le travail), dont les travailleurs font l’objet de ce travail de reportage d’un journaliste, Thibault Petit, qui en a fait, et cela le méritait, un livre. Mais aussi plus généralement dans tout le secteur médico-social, dont les acteurs (gestionnaires, directions, professionnels) considèrent comme légitime le sort qui est fait à ces travailleurs handicapés dans de telles structures, et les « valeurs » qui guident leur fonctionnement aujourd’hui, prélude peut-être à leur généralisation dans l’ensemble du secteur. Et plus généralement encore, à destination de l’ensemble de la population pour que celle-ci se rende compte comment une catégorie de Français (120 000 quand même) se trouve honteusement discriminée et exploitée. L’argument selon lequel s’il n’y avait pas les ESAT, tous ces travailleurs seraient encore plus « éloignés de l’emploi » ou « assistés » ne dispense pas de dénoncer, comme le fait T. Petit les conditions de fonctionnement de ces institutions.
Au-delà d’éventuelles différences de fonctionnement, il est
des réalités partagées. Les travailleurs d’ESAT ne sont pas des travailleurs,
mais des usagers du secteur médico-social. Ils ne sont pas embauchés, ils sont
« admis ». Ils ne dépendent pas du Code du Travail (à rebours des
standards internationaux depuis quelques dizaines d’années), mais du Code de
l’Action Sociale et des Familles. Conséquences : pas de véritable salaire,
pas de droits de se syndiquer ni de faire grève, pas de CSE mais un CVS (ce ne
sont pas les mêmes prérogatives !), etc. Ils ont quand même eu droit à des
congés payés à partir de 2005 ! On aurait pu penser que, dans une mouvance
internationale qui promeut les droits des handicapés à égalité avec les droits
de tous, une Secrétaire d’Etat chargée des personnes handicapées aurait fait
bouger les choses dans ce sens. Mais c’était oublier que dans les choix
idéologiques des présents gouvernements, ce n’est pas le développement des
droits qui constitue le progrès, mais la diminution des droits des travailleurs.
Moins de droits égale davantage de droits ! Et ce ne sont pas quelques
droits symboliques (certes à ne pas négliger, comme davantage de droits à
l’expression) qui restituent à ces travailleurs leurs droits fondamentaux et un
vrai statut de citoyen.
Ce ne sont pas des travailleurs, mais des usagers, payés des
miettes, pour un travail souvent équivalent à celui d’autres travailleurs,
environ 700 € nets mensuels. Moins payés parce que moins
« rentables » justement en raison de leur handicap ? Mais
paradoxalement, le type de financement des ESAT est lié au rendement et à la
productivité, d’où une incitation permanente sur les chantiers et les ateliers
à travailler plus et mieux. Ce que les travailleurs handicapés subissement dans
leur quotidien de travail sous forme de pressions énormes, de brimades, de
stress, d’insultes, de harcèlement. Attitudes inévitables, mais inexcusables, quand
le système dans son ensemble, son fonctionnement et son idéologie, souscrit à
cet impératif économique de rentabilité, valable dans l’économie de marché
comme dans les ESAT. Mais comme il s’agit de rapprocher les ESAT de l’économie
de marché … Avec un effet pervers qu’on
retrouve quasiment partout : être rentables signifie gérer les ressources
humaines selon des critères de rentabilité (et non des critères de handicap ou
psycho-sociaux), et donc n’embaucher (pardon, n’admettre selon le langage
médico-social) que des travailleurs handicapés plus performants, et se
débarrasser des plus handicapés. Et le note T Petit, selon les témoignages
recueillis, la population des ESAT s’est modifié depuis deux décennies :
là où ils accueillaient souvent des personnes avec difficultés mentales ou
intellectuelles importantes, aujourd’hui ils accueillent des personnes
handicapés avec des profils plus « performants », certains venant
d’ailleurs d’un milieu ordinaire de travail qui les a « handicapés ».
On peut se demander ce que font et où sont aujourd’hui les premiers.
Logiquement, les directeurs d’ESAT sont aujourd’hui recrutés sur la base de
compétences ou de profils de commerciaux, managers, gestionnaires et non plus
sur un profil « social », autre manière de normaliser les ESAT dans
le champ de la production économique et de les rapprocher du « monde
réel » (sic).
Avec les effets pervers que l’on trouve dans le quotidien de
nombre d’entreprises, derrière le discours lénifiant d’un climat de travail
bienveillant et favorable au développement de tous. Témoin cette annonce publicitaire
pour les ESAT sur les réseaux sociaux, à destination d’entreprises
potentiellement clientes : « - Resteriez-vous sept heures par jour à
trier des vis : eux oui. Avez-vous une « capacité de zoom » (lié au
handicap psychique qui ne vous fera passer aucun défaut : eux oui. Ne
déviez-vous jamais du travail fixé par votre chef : eux non. En France,
sont-ils encore nombreux ceux qui croient en la valeur travail : eux oui. »
(p.57). Edifiant ! Si ce n’est pas de l’exploitation ! Si ce n’est
pas l’image d’un bétail humain !
Et que dire de l’hypocrite discours de directeurs managers,
affichant des valeurs éthiques honorables, prônant la bienveillance et le
respect des personnes, les mêmes qui ne s’offusquent pas d’une telle annonce
sur les réseaux sociaux, et mettent leurs qualifications au service d’une
organisation du travail visant l’exploitation et la rentabilité, avec les conséquences
inévitables de souffrances au travail, de vies méprisées et de déni de droits.
L’ESAT aujourd’hui, c’est « travailler comme dans le milieu
ordinaire », mêmes exigences de productivité, même pression et stress, … salaire
en moins et humiliations en plus.
On peut bien évidemment incriminer les acteurs de terrain,
les encadrants non respectueux, harceleurs, maltraitants, « petits
chefs » poussant à la production, des directeurs adhérents sans états
d’âme à l’idéologie managériale la plus cynique, aussi bienveillante
puisse-t-elle se prétendre, de primauté absolue de la production rentable sur
le social, des gestionnaires profitant de la situation et du développement dans
une économie de marché. Mais ce qu’il faut incriminer ici, et qui fait comprendre
justement l’ensemble de ces attitudes, c’est le système dans sa globalité qui
non seulement permet, mais promeut, cette approche et ces pratiques
d’exploitation des travailleurs handicapés, avec toutes leurs conséquences
délétères.
« Notre but c’est de monter que les handicapés sont
des gens qui produisent » dit un directeur d’entreprise adaptée et
d’ESAT. Oui peut-être. Mais les réduire à cela, au détriment de leurs droits,
de leur qualité de vie, constitue un déni d’humanité.
Extraits de la présentation de l’éditeur
« Connait-on les travailleurs handicapés ? Les
écoute-t-on ? Leur donne-t-on la parole ? Le handicap c’est comme le
chou de Bruxelles, on n’aime pas trop, mais on en prend de temps en temps pour
se donner bonne conscience. A la télévision, on en parle trois fois par an, à
l’occasion de la semaine européenne, de la journée mondiale ou de la
revalorisation de l’Allocation adulte handicapé : + 0,3 % en 2020 ! Mais
l’homme, la femme, qui trime pour la moitié du SMIC, on ne le voit pas, jamais,
pas télégénique, ça s’exprime mal ou trop lentement. On trouve quelqu’un pour
parler à sa place, un spécialiste, un responsable, un porte-parole, un tuteur,
un gestionnaire qui chante l’inclusion en costard-cravate en disant qu’un
handicapé, ce n’est pas tout à fait ce qu’on croit, c’est capable de bosser
aussi durement que vous et moi » Cynique !
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