Le théorème du lampadaire
Jean-Paul Fitoussi, économiste
hétérodoxe, a publié en 2013 un ouvrage intitulé : Le théorème du
lampadaire. Le titre rappelle cette histoire drôle d’une personne ivre qui
ayant perdu ses clés, persiste à ne les rechercher que dans l’espace éclairé du
lampadaire devant son domicile ; au passant qui s’étonne de cette attitude
et qui l’interroge sur les raisons de la recherche des clés à ce seul endroit,
il répond : « oui, mais là, c’est éclairé ». Pour Fitoussi, la
science économique contemporaine n’est constituée que de ce qu’elle est capable
d’expliquer et est incapable de traiter les problèmes économiques majeurs de
notre époque. Elle ne fournit que les réponses locales de ce qui est éclairé.
C’est le même modèle d’analyse qu’on peut appliquer aux pratiques
professionnelles des établissements médico-sociaux.
Lorsqu’un enfant qui a un trouble,
une maladie, une déficience, rencontre des difficultés dans ses apprentissages
cognitifs, instrumentaux, affectifs, sociaux, les professionnels vont faire
appel au cercle éclairé de leurs compétences, de leurs connaissances et de
leurs habitudes professionnelles pour expliquer ces difficultés. Et comme c’est
le trouble, la maladie ou la déficience qui sont « éclairés » (c’est la
raison pour laquelle le service existe et les professionnels agissent), ce
seront ces troubles, maladies et déficiences auxquels on va faire appel pour
donner une explication aux difficultés.
Et comme les difficultés liées
directement aux troubles, maladies et déficiences sont traitées par le secteur
médico-social sur le registre de la pathologie, du soin et du traitement, c’est
aussi ce registre qui va être utilisé pour répondre à ces difficultés. D’une
part, certaines des difficultés qui pour l’ensemble des enfants seraient de
l’ordre de la normalité prennent le statut de pathologie chez les enfants qui
ont un trouble. Ainsi certaines difficultés (agitation, difficulté à lacer ses
chaussures, à se tenir sur une poutre, mauvaise latéralisation, etc.) deviennent
des symptômes relevant du médical et du para-médical (voir à ce sujet l’ouvrage
de Sandrine Garcia, A l’école des
dyslexiques, La découverte, 2013).
De même certaines difficultés
relationnelles ou cognitives de jeunes sourds sont attribuées à des « pathologies »
spécifiques. Il arrive même qu’on « invente » des difficultés en tant
que symptômes là où ces difficultés font partie des réalités de tous ! Dans
ces deux situations, jamais des raisons environnementales ou relationnelles ne
sont évoquées. Les causes des difficultés sont expliquées par l’éclairage
professionnel connu et pratiqué du paradigme de pensée du médico-social.
Les réponses vont être dans le même
registre, celui du paradigme d’action, celui des réponses fournies dans le
contexte professionnel de travail : « toutes choses étant égales par
ailleurs », le suivi psychologique présente souvent une réponse
inflationniste lorsqu’on le compare à ceux dont peuvent bénéficier les enfants
sans handicap. A celui qui ne sait pas trop lacer ses chaussures, ou à celui
qui ne marche pas droit dans les couloirs, des séances de psychomotricité vont
être mises en place. Les difficultés, aussi banales soient-elles, deviennent
des besoins, et appellent des réponses, d’autant plus faciles à fournir que les
services disposent de tels professionnels.
On enlève là aux enfants une
confrontation à la vie quotidienne, celle que vivent tous les enfants, en leur
donnant une médication professionnelle. C’est ainsi que l’on reproduit les
paradigmes de pensée et d’action. On pourrait conclure avec deux citations
d’Albert Einstein, qui savait de quoi il parlait quand il allait rechercher
loin des endroits éclairés : « C’est
pure folie de faire sans arrêt la même chose et d’espérer un résultat
différent. » « Si nous ne
changeons pas notre façon de penser, nous ne serons pas capables de résoudre
les problèmes que nous créons avec nos modes actuels de penser ».
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