Le crépuscule d'une profession
Sans vouloir « philosopher avec un marteau » pour
briser les idoles comme Nietzche dans son ouvrage intitulé « Le Crépuscule des idoles », je
parlerai ici d’une situation bien plus banale, celle de l’évolution d’une
profession, celle d’enseignant spécialisé pour jeunes sourds (il y aurait aussi
des analogies avec les enseignants spécialisés pour jeunes aveugles), qui
« d’idole » à une époque passée, est aujourd’hui en butte à la
question de son utilité sociale.
Lorsque l’éducation de ces populations était séparée de
celle des autres enfants, leurs enseignants spécialisés faisaient légitimement
partie d’une certaine élite dans leur expertise, dans leurs recherches et leurs
pratiques, ainsi que dans leur statut. Tout au long du XIXe siècle
et jusqu’à la fin du XXe siècle, les enseignants spécialisés pour
sourds ont marqué la pédagogie (des méthodes pédagogiques ont été exportées
avec profit dans l’éducation ordinaire) et la science (la linguistique et la
phonologie leur doivent beaucoup). Et ils ont éduqué pendant ces siècles des
enfants que personne d’autre ne voulait ou ne pouvait éduquer.
Il y a encore trente ans, lorsque les divers titres
d’enseignement ont été réunis dans un seul diplôme, le CAPEJS, (Certificat
d’Aptitude à l’Enseignement et au Professorat des Jeunes Sourds), les
enseignants spécialisés avaient une position hégémonique dans les
établissements spécialisés pour jeunes sourds. Les orthophonistes étaient
encore peu nombreux(ses) et déjà apparaissaient comme concurrent(e)s sur les
domaines de l’apprentissage de la langue et de la parole. Les éducateurs
spécialisés étaient le plus souvent cantonnés au péri-scolaire et à l’internat
et d’une certaine manière soumis aux priorités et à la hiérarchie scolaires.
Médecins (ORL en particulier) et psychologues avaient pu trouver, non sans mal quelquefois,
une place légitime dans les institutions.
Si cette hégémonie des enseignants a permis des
scolarisations, alors que d’autres catégories de populations handicapées en
étaient exemptes au profit de l’éducatif et du soin, elle a aussi créé des
systèmes figés et exclusifs mis à mal aujourd’hui dès lors que les conditions
d’accueil et de scolarisation des jeunes sourds ont changé. Refus de
l’accessibilité, corps professionnels sclérosés, défense sans argumentation
d’une mythique pédagogie spécialisée, sentiment (ou volonté) de monopole dans
l’éducation des jeunes sourds : autant d’attitudes et de postures qui
interdisent ou mettent des obstacles à des évolutions nécessaires pour que les
élèves sourds puissent prétendre à davantage d’égalité de droits et de
participation sociale.
Un exemple : la haute idée que se font les enseignants
spécialisés de leur nécessaire présence à tous les moments de la scolarisation
des jeunes sourds les empêchent de penser que les sourds n’ont pas toujours
besoin de pédagogie spécialisée, qui d’ailleurs peine à se définir, qu’ils
peuvent bénéficier d’accessibilité (langue des signes en particulier, ou langue
française parlée complétée) pour accéder aux informations et aux connaissances,
qu’ils fonctionnent cognitivement de la même manière que des enfants qui
entendent dans la plupart de leur manière d’apprendre, etc. Ce faisant, ils
mettent une frontière idéologique là où le vivre ensemble et l’apprendre ensemble
seraient une possibilité. La reconnaissance de la langue des signes et la
volonté (ou velléité) inclusive sont en mesure de marginaliser la position
encore hégémonique des enseignants spécialisés.
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