Le règne de Machiavel
Dans les évolutions de la gouvernance et de la dirigeance
des établissements sociaux et médico-sociaux, on peut observer aujourd’hui ce
que Machiavel avait théorisé il y a cinq siècles dans son maitre ouvrage, Le Prince. Machiavel a conceptualisé la
séparation radicale entre la politique et l’éthique (ou la morale). La
politique, le gouvernant, le dirigeant (le Prince) doit avoir pour seul guide
l’efficacité, et l’éthique n’y a absolument pas sa place. En langage
contemporain, on pourrait traduire l’efficacité par les substantifs
suivants : l’efficience, l’utilité, la performance, l’intérêt, le profit,
la productivité, le rendement, la valorisation, la rentabilité, etc. Là où la
morale pouvait le disputer à l’efficacité, pour le meilleur et souvent pour le
pire, avec Machiavel, en politique, c’est la seule efficacité qui doit guider
le Prince.
Le secteur médico-social a longtemps fonctionné loin de
cette théorie machiavélienne. La morale, l’éthique, présidaient aux politiques
et aux fonctionnements, pour le meilleur et pour le pire là aussi, sous les
auspices de la charité, de la bienfaisance, de la philanthropie, avec le
charisme de certains leaders. L’efficacité, au sens moderne que le terme a pris
dans les fonctionnements sociaux et organisationnels, pouvait cependant être
« effective », mais elle n’était pas la préoccupation technique des
dirigeants.
Aujourd’hui ces anciennes valeurs sont devenues
« ringardes » au regard de ce qui est attendu. Personne ne
s’aviserait de mettre en question la nécessité d’une efficacité des politiques
et des organisations afin de mettre en œuvre des objectifs concernant des
populations entières.
Là où les choses ne fonctionnent peut-être pas de manière
satisfaisante, d’un point de vue systémique, c’est dans le choix d’un critère
et d’un impératif uniques, celui de l’efficacité, auxquels doit obéir toute
instance. L’efficacité (je prends ce terme comme générique des autres
dénominations) devient première, unique, et tout lui est subordonné. La
réduction des coûts, la pression sur les moyens, les modalités de management,
les nouvelles conceptions de l’articulation besoins/réponses/ressources
(SERAFIN-PH), etc. ont une seule référence : l’efficacité. Ce qui n’est
pas jugé à l’aune de l’efficacité (rien de mieux qu’une efficacité mesurable,
évaluée) devient un parasitage, une scorie, une inutilité, une curiosité
historique, voire un obstacle à écarter. Certaines pratiques professionnelles
ayant trait à la clinique, au relationnel, et qui pour certaines constituaient
le cœur des métiers, ne passent pas le portique des mesures de l’efficacité.
Mais entre l’efficacité politique aujourd’hui promue et
l’éthique qui fait le quotidien des professionnels, et surtout des usagers, il
y a parfois un gouffre, que met en évidence aujourd’hui la souffrance au
travail, et en retour de boomerang, des moins bons services aux usagers. Face à
ce danger croissant, face aux impasses et difficultés générées par le règne de
l’efficacité, certains managers, intelligents ou cyniques, ont cru bon de
préconiser de mettre un peu d’éthique dans le fonctionnement, comme on met du
sucre dans une potion trop amère.
Il n’est pas certain que ce soit la bonne médication. Il
serait sans doute préférable, si l’on veut prendre en compte la complexité
humaine, de s’interroger sur l’articulation nécessaire entre l’efficacité
politique et ce qu’il faudrait penser en termes d’efficacité éthique, plutôt
que de « bonifier » la première par la seconde, sans interroger
l’articulation. Machiavel fut un grand philosophe politique !
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