Différences et pathologies
Aujourd’hui, on peut convenir que l’individu et les singularités sont reconnus comme un fait biologique autant que social. L’on est même, en certaines circonstances, valorisé à faire apparaitre ou voir ce qui constitue la singularité de chacun (originalité, modalités d’expression, innovation, invention) ; en même temps d’ailleurs que les normes se manifestent de plus en plus prégnantes (droit d’expression, obéissance). C’est dire que dans le temps où la singularité est valorisée, il faut le remarquer, il est des différences et des singularités qu’il ne fait pas bon de présenter. Les dernières évolutions aux USA marquent une violente négation des singularités de genre, d’ethnie, de race, d’opinions politiques.
Cependant, des
différences vécues et appropriées par les personnes, ou plutôt certaines
d’entre elles, ont de tout temps constitué des anomalies plus ou moins
rejetées, qualifiées de pathologies (l’homosexualité l’était encore il n’y a
pas si longtemps). Les différences et singularités ont ainsi été diversement
qualifiées dans l’histoire. Peut-être peut-on considérer aujourd’hui qu’un
certain nombre de différences, souvent synonymes de difficultés dans les
contraintes de la vie sociale, sont requalifiées de pathologies, qui leur donne
un caractère de certaine gravité, et deviennent des critères d’obtention du
statut de personne handicapée : c’est le cas en particulier de toutes les
« dys » (dysphasie, dyslexie, dyspraxie, dysorthographie,
dyscalculie…). Leur caractère pathologique est caractérisé par un écart
significatif avec ce que la société attend, au sein de l’école, en termes de
communication orale, écrite, de maitrise corporelle, de pratique mathématique.
L’école acte de cette attente, en fixant des niveaux, des compétences, des
manières de faire, qui ne laissent pas beaucoup de place aux singularités.
Mais ces
différences de fonctionnement, aujourd’hui identifiées et caractérisées comme
pathologies, le sont-elles vraiment et convient-il de les
« guérir » ? Ou serait-il plus indiqué de les considérer comme
un problème de l’école et de son fonctionnement (politique éducative, rythme,
modèle sélectif, différenciation, etc...) ? Si l’on approfondit la
première hypothèse de réponse, toutes les différences pourraient devenir des
pathologies. Imaginons pour cela une société dans laquelle la musique serait la
valeur suprême. L’école mettrait cette valeur dans son quotidien, et la musique
serait un critère de réussite ou d’échec, et contribuerait fortement à la
répartition des places sociales. Qu’en serait-il dans cet environnement des
« a musiques » (trouble de la perception et de la production de la
musique) ou des « anhédoniques » (qui ne tirent aucun plaisir de
l’écoute de la musique), qui représenteraient au total de 3 à 6 % de la
population ? Faudrait-il considérer ces situations comme des pathologies à
soigner ? Les phobies scolaires, dont le nombre est en forte croissance,
sont-elles à considérer comme des pathologies, ou comme effets d’un système ?
Faut-il voir plutôt cette pathologisation des différences comme un centrage sur les individus, symptôme des évolutions sociétales de leur valorisation, au détriment de causes et facteurs sociétaux. La phobie scolaire n’est peut-être pas une maladie des élèves, mais une maladie d’un système éducatif qui impose ses normes, son fonctionnement, ses finalités, ses contraintes, sans prendre en compte des habitudes de vie, des besoins, des spécificités et des caractéristiques personnelles. Cette occultation des contextes et des environnements de vie conduit à la pathologisation des différences des individus, génératrices de difficultés. Elle essentialise les personnes dans leurs caractéristiques (« C’est parce qu’il est dyslexique »), ouvrant la voie à une médicalisation du traitement des difficultés liées à des fonctionnements sociaux. Il n’est pas certain que ces évolutions soient émancipatrices : les caractéristiques individuelles restent toujours à « corriger », et la société peut s’épargner de s’interroger sur la coexistence des différences, au prix certes de son obligation de se modifier.