ESAT : à combattre ou à défendre ?
La question est
sujette à des polémiques consistantes et nourries. Pour nombre de personnes et
d’acteurs (en premier lieu les personnes concernées), ils sont des éléments
nécessaires au travail (ou à l’occupation) des personnes handicapées. Pour
nombre d’autres (y compris des personnes concernées), et du point de vue des
principes de droit, ils sont des institutions à supprimer. Les questions se
posent donc avec acuité dans la perspective d’une évolution plus ou moins
radicale des offres de service et de la désinstitutionnalisation pour faire
valoir les droits des personnes en situation de handicap.
Les ESAT sont
indiscutablement des lieux de ségrégation et de discrimination. Les ESAT sont
faits pour une catégorie spécifique de personnes, celles qui ont un statut et
une reconnaissance de personne handicapée. Il s’agit de lieux à part, où ne se
retrouvent que des personnes de la même catégorie de population, qui
fonctionnent avec cette catégorie de personnes, encadrées par des personnes
n’appartenant pas à cette catégorie. Il y a certes plusieurs modalités de
fonctionnement, qui se sont mises en place plus récemment. Mais, même
lorsqu’ils sont « hors les murs », que le travail s’effectue dans le
milieu ordinaire, que des personnes concernées sont missionnées dans des
entreprises dites ordinaires, que certaines relations de travail permettent de
développer des relations avec le monde ordinaire, cela reste un ESAT, éloigné
justement de ce monde ordinaire. Certes plus enviable éthiquement qu’un ESAT
cloisonné et fermé, mais un ESAT quand même, symbole et réalité de
discrimination et de ségrégation sociale.
Les ESAT sont
aussi bien évidemment un lieu d’exploitation des travailleurs concernés.
L’ouvrage du journalise Thibault Petit (Handicap à vendre, Ed Les Arènes, 2022)
a bien mis en évidence comment les injonctions politiques et économiques
autorisent des dérives dans ce monde particulier du travail : tâches
ingrates et répétitives, cadences imposées et difficile à tenir, rémunérations
trop faibles, absence de nombreux droits, voire même harcèlement.
En raison de ces
deux caractéristiques, ségrégation et exploitation, la réponse serait, sur le
plan des principes, celle de combattre l’existence des ESAT, et de les
supprimer. Mais la question se pose aussi d’une autre manière : s’il n’y
avait pas ces lieux spécifiques, que se passerait-il ? Ces personnes
pourraient-elles travailler dans le milieu ordinaire ? C’est là que la bât
blesse. Car le milieu ordinaire de travail est aussi un lieu de ségrégation, de
discrimination et d’exploitation. Lieu de discrimination : on le voit
facilement dans les statistiques d’embauche relativement par exemple concernant
des populations dites de la « diversité », ou les femmes. Et lieu
d’exploitation également, attestable aujourd’hui dans les maladies
professionnelles, dans les accidents du travail, dans les troubles
psycho-sociaux et les burn-out, dans le management parfois toxique et
souvent aliénant, dans la perte de sens au travail, dans la dégradation des
conditions d’emploi, du temps de travail, de la durée de travail, dans le recul
de l’âge de départ à la retraite, dans la restriction de certains droits, etc.
Alors oui, face à
cette violence du travail ordinaire, l’ESAT constitue parfois une protection. Protection
tout d’abord contre le risque de ne pas avoir un « emploi » en raison
de la discrimination opérée par des employeurs éventuels (pas assez de
performance, pas assez d’adaptation…), et de se retrouver sans même une
« occupation sociale ». Protection ensuite contre la violence du
travail, ou des personnes handicapées ne seraient pas à même de subir les
conditions de travail exigées (ce ne sont certes pas les seules !). Pour
penser inclusion des personnes handicapées dans le monde ordinaire du travail,
il faudrait que l’organisation et les finalités de celui-ci changent. Les choix
politiques faits actuellement ne vont pas dans ce sens. Au contraire, ils
accentuent et contraignent les conditions d’une inclusion de ces travailleurs.